Juste trois lettres Une nouvelle d’Eléonore Bonnot

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Dans cette nouvelle d’Eléonore Bonnot, nous vivons l’arrivée de la maladie dans la vie d’une jeune femme de 20 ans… La rectocolite hémorragique, un orage dans un ciel d’été.

L'ivresse de l'été

La vingtaine est une période formidable. J’ai l’impression d’avoir encore un pied dans le monde de l’adolescence et un autre dans celui des adultes. Entre mes cours à la fac, mes nombreuses soirées avec mes amis et le fait d’être logée et nourrie par ma mère, je sais que j’ai beaucoup de chance. Je suis probablement en train de vivre les meilleures années de ma vie. Le bonheur recèle toujours une part d’insouciance, c’est un sentiment que j’affectionne particulièrement, et j’espère qu’il va perdurer. Cet été je travaille dans une chaîne de restauration rapide parce que ce job s’accorde facilement à mon planning d’étudiante. C’est l’occasion pour moi de gagner un peu d’argent et surtout de manger des cochonneries gratuitement. Il n’y a rien de meilleur que les aliments gras et mauvais pour la santé !

Étant sportive, sociable et dynamique, le directeur du fast-food pense que je suis l’employée parfaite. Après avoir passé un mois au pays des burgers, je dois avouer que leur odeur ainsi que celle de la friture commencent à m’écœurer. Je suis fatiguée car il m’arrive souvent de finir à minuit mais je tiens absolument à voir mes potes. Si je ne me rends pas à une soirée, j’ai toujours l’impression de louper quelque chose d’incroyable ; c’est plus fort que moi, il faut que je sois là à chaque fois. J’ai un grand besoin de faire la fête, de danser, de voir du monde, de me coucher tard et surtout de savourer une bonne bouteille de vin tout en enchaînant les cigarettes.

En général, on commence par une partie de poker accompagnée de quelques verres, et vers une 1 h du matin on file en boîte de nuit. J’ai l’impression de vivre deux soirées en une !

En boîte, j’adore danser pendant des heures ; dans ma bulle, je me fiche du regard des autres et laisse bercer par la musique jusqu’à ce que le videur me dise de me préparer à sortir car l’établissement ferme ses portes. L’été est la saison parfaite pour vivre pleinement, rencontrer des gens, porter mes plus belles tenues et m’amuser. Je profite le plus possible de ma jeunesse pour avoir des tonnes d’histoires à raconter à ma descendance quand la vieillesse m’aura dépouillée de mon corps.

Ces derniers temps, c’est un peu plus compliqué pour moi parce qu’il est difficile de conjuguer ma vie professionnelle baignant dans la friture et ma vie sociale. Au bout de deux verres j’ai l’impression que mon corps ne supporte plus l’alcool. Je me sens comme « bourrée à la fatigue ». Mes passages sur la piste de danse deviennent de plus en plus furtifs mais il m’en faut plus pour m’empêcher de continuer à m’amuser.

RCH

Depuis quelque temps je me sens différente au travail. Parfois, je m’imagine m’élancer vers la porte de sortie de secours pendant ma pause. Je ne sais pas si je vais tenir le choc plus longtemps.

Les conditions de travail ne sont pas si terribles, et mes collègues sont très sympathiques, solidaires même, mais plus le temps s’écoule, plus je me sens stressée, épuisée et parfois même complètement dépassée.

Il est 10 h. Je dois me trouver au restaurant dans une heure mais je me lève avec un gros mal de ventre. Je crois que mon repas de la veille a du mal à passer. Depuis quelques jours, je fais attention à ce que je mange, je bannis les aliments gras de mes plateaux télé mais la situation ne s’améliore pas. Les légumes verts ne sont peut-être pas aussi bons pour la santé que l’on le dit. Mon estomac est parfois si gonflé que j’ai l’impression d’être enceinte et d’attendre des triplés. Aujourd’hui, je porte ma robe évasée que j’ai baptisée « la spéciale règles », très pratique quand il s’agit de dissimuler un petit ventre bedonnant et pour me sentir à l’aise. Je ne travaille pas loin de chez moi, mais il faut que je parte tout de suite pour éviter d’être en retard.

Quelques minutes seulement après mon départ, je ressens le besoin d’aller aux toilettes. Je marche d’un pas rapide, il n’est pas question que je retourne chez moi et prenne le risque de rater mon bus. Je peux encore tenir, c’est peut-être seulement dans ma tête. L’idée de ne pas arriver à l’heure chez mon employeur me rend nerveuse, et cela doit avoir un impact sur mon métabolisme.

Je continue d’avancer, me disant que cette envie va passer, mais elle devient de plus en plus pressante. Je ne contrôle plus rien. Avez-vous déjà eu l’impression que ce qui interagit dans votre corps vous échappe ? À ce moment-là, c’est exactement ce que je ressens. Une douleur terrible dans mon ventre me foudroie comme si un affreux démon tentait de s’en extraire. Comme dans le film L’Exorciste, j’ai l’impression qu’un être terrifiant s’est emparé de mon corps. Je n’ai pas envie que la fiction prenne le pas sur la réalité.

Je n’ai jamais éprouvé une sensation aussi intense. J’ai l’impression que quelqu’un m’arrache les tripes. Une vague de chaleur m’envahit, mes mains se crispent et deviennent moites, je transpire, je serre les dents et les poings de toutes mes forces. Ma tête me dit d’attendre mais mon corps ne répond plus. J’ai si mal que je me mets à gémir. Il est 18 h 30, je suis au milieu de la rue, totalement repliée sur moi-même, les yeux rivés sur mon abdomen pour essayer de comprendre. Je veux me mettre en position fœtale, parce que c’est le seul moyen auquel je pense pour soulager ma douleur.

Malheureusement il est déjà trop tard… Peu importe qui passe à côté de moi, peu importe mon retard au travail. Plus rien ne compte. Rien n’a plus d’importance que ce qui vient de se produire…

Je ne souhaite à personne de vivre ça. J’ai déjà eu honte à plusieurs reprises dans ma vie mais celle-ci est bien au-dessus du lot. Je viens de me faire dessus. J’ai vingt ans, je suis dans la rue, je porte une petite robe d’été et je vois mes excréments couler le long de mes jambes. C’est ignoble, dégoûtant et dégradant. Je suis submergée par l’émotion et ne peux retenir mes larmes.

Je ne comprends pas ce qui se passe, je dois immédiatement rentrer chez moi. Je cours aussi vite que je le peux comme si cette course pouvait me faire remonter le temps. Je franchis le seuil de la porte et m’effondre dans les bras de ma mère. En me nettoyant, je m’aperçois qu’il y a du sang dans mes selles. Toute personne sensée sait que cela ne présage rien de bon. Je me pose un tas de questions.

Ma mère téléphone à son directeur puis au mien pour prévenir qu’aujourd’hui, nous sommes dans l’incapacité de venir travailler. Par chance j’obtiens une consultation chez mon médecin en catastrophe. Passer aussi vite est inhabituel, ça ne me rassure pas du tout. Suis-je un cas grave qui nécessite un examen d’urgence ?

Mon médecin semble dépasser par la situation et m’envoie chez un spécialiste des maladies digestives.

Le gastro-entérologue me demande de faire réaliser une gastro-coloscopie pour pouvoir confirmer son hypothèse. Je n’ai pas compris de quoi il s’agissait mais je préfère ne rien savoir. Tout ce que je sais, c’est que cet examen est fréquent, de nombreuses coloscopies ont lieu dans une même journée. C’est assez rassurant. Apparemment pour identifier l’origine de mes maux, on doit m’introduire une caméra dans le corps (heureusement que le caméscope des années 80 n’est plus d’actualité) pour observer mon côlon et mon rectum.

Pour l’examen je suis un régime très strict pendant quelques jours et, la veille, je dois absorber en un temps limité, une quantité considérable d’une boisson mélangée à un produit laxatif.

Juste avant de passer au bloc, je me sens vidée, mais je garde mon ventre de femme enceinte. Je ne peux même pas me vanter des résultats du régime expressément prescrit par mon médecin.

Pourtant ces derniers temps j’ai passé beaucoup de temps aux toilettes. Après l’injection du produit anesthésiant, l’infirmier me demande de me relaxer et de compter lentement avec lui jusqu’à trois.

En comptant j’aperçois mon gastro-entérologue, une roulette à la main, comme celle que l’on utilise pour découper une pizza. Un vrai film d’horreur. J’ai envie de lui dire que je ne veux plus passer cet examen mais j’ai déjà rejoint les bras de Morphée.

Après la gastro-coloscopie, j’ai le droit de prendre un petit-déjeuner et de rejoindre ma mère en salle d’attente. Quand mon médecin nous convoque dans son bureau, je lis vite sur son visage que quelque chose ne va pas. Le suspense est insoutenable. Il pose ses lunettes sur la table, racle sa gorge, fronce ses sourcils et dit d’une voix grave :

« Je suis navré de vous annoncer que vous avez une RCH, mademoiselle. »

Mon deuxième cerveau

Pendant le rendez-vous, ma jambe ne cesse de bouger. Un tic nerveux qu’il m’arrive d’avoir dans certaines situations stressantes. Je veux que le médecin m’explique dans les moindres détails ce qui m’attend mais j’ai l’impression que tout devient flou autour de moi. Je tombe dans un trou noir, je n’entends plus vraiment ce qu’il me dit. On dirait qu’il parle une autre langue, une sorte de charabia médical incompréhensif. Je suis comme déconnectée de la réalité, et seuls quelques mots résonnent dans ma tête : fatigue, amaigrissement, douleurs abdominales, diarrhée, constipation, saignements, glaires, sang…

J’ai l’impression d’être un animal que l’on tente d’attaquer, et mon seul moyen de défense reste ma carapace. J’ai besoin de me sentir dans ma bulle. Je reprends mon souffle, mon corps commence tout doucement à se détendre, et j’arrive à retrouver peu à peu mes esprits quand il termine son discours par ces phrases :

« …Une RCH désigne une rectocolite hémorragique. Cette maladie inflammatoire touche le rectum et le côlon. Malheureusement, c’est une maladie auto-immune chronique dont on ne peut vous guérir définitivement et qui vous suivra toute votre vie. À ce jour nous n’en connaissons pas la cause mais je vais vous donner un traitement qui vous permettra de connaître des accalmies. »

C’est à ce moment précis que j’ai compris que ma vie venait de basculer. Tout est clair à présent, ces trois lettres vont me pourrir la vie. La RCH vient de s’imposer à moi. Je vais vivre avec une maladie digestive qui fera des siennes quand bon lui semble, et ça, jusqu’à ce que je meure. À mon âge, j’étais loin d’imaginer qu’une telle malédiction pouvait s’abattre sur moi. Ma belle insouciance vient de se prendre une claque, de plein fouet. Dans mon esprit mon avenir était tout tracé, j’avais tout prévu. Je me voyais avoir une relation avec un étudiant en art, devenir professeure des écoles, avoir deux enfants vers l’âge de trente ans, déménager en Bretagne avec ma famille pour courir le long des côtes, chercher des moules le dimanche midi, reprendre la danse modern jazz et des cours de peinture, mais à présent, je suis bien consciente que rien de tout ça n’arrivera.

Je suis dans le corps d’une femme âgée qui doit tout prévoir, surtout le pire. Il faut que je pense à remplir les papiers pour ma maladie longue durée, contacter ma conseillère à la banque, me renseigner sur une assurance-vie, moins fumer, avoir un temps de sommeil suffisant…

Je ne peux plus voir mes amis ni aller en boîte de nuit, ma seule manière d’avoir un semblant de vie sociale, c’est d’aller à la fac. Je me force à continuer ma licence tout en ayant peur de ce qui peut se passer. À chaque fois que je mets un pied dehors, je dois vérifier s’il y a des toilettes à proximité.

C’est tout de même ironique de devoir devenir prévoyante pour gérer l’imprévoyance de ma maladie. Je sais qu’aucun homme ne voudra d’une femme qui passe son temps aux W.-C. et à dire qu’elle se sent fatiguée. Même mon reflet dans le miroir change constamment, un jour j’ai le ventre d’Obélix, et l’autre il n’a plus de forme, je perds mon jeans.

On dit toujours qu’il faut profiter de chaque minute de sa vie mais c’est un mensonge. Comment voulez-vous apprécier votre vie quand vous ne pouvez plus faire de projets, pas même les plus petits ? Le temps est précieux mais c’est aux toilettes que je vais le passer. Au revoir jeunesse, au revoir ivresse, au revoir désirs, au revoir bonheur. Adieu jeune fille de vingt ans…

La comédie de la vie

Noah et moi sommes très amoureux, nous venons de fêter nos trois ans de vie commune. C’est le seul à m’accepter comme je suis. Je pense qu’il me met sur un piédestal car je suis loin de me voir comme une femme courageuse et admirable. De mon côté, je sais que la route sera longue avant que je puisse m’aimer à nouveau. Mais il est vrai que je commence petit à petit à m’accepter et à voir les bons côtés de ma vie depuis que je ne peux plus véritablement la contrôler. Au moins, je suis consciente de ne rien manquer d’extraordinaire quand je ne vais pas à une soirée. Avant Noah, je n’ai pas eu la chance de vivre une relation à la fois saine et passionnelle. À ma grande surprise il arrive à s’adapter à ma maladie et même si notre quotidien est souvent perturbé par mes maux de ventre, nous arrivons tout de même à profiter l’un de l’autre. C’est d’ailleurs peut-être la clef du bonheur ; savoir savourer chaque moment ensemble en étant conscients qu’ils se font plus rares que chez un couple où chacun se porte bien. Nous apprenons à gérer ma fatigue, mes douleurs, mon alimentation et mon stress. Il lui arrive encore d’être surpris par mes douleurs soudaines ou par mes envies de sieste après une nuit de plus de neuf heures de sommeil mais je sais qu’avec le temps plus rien ne l’étonnera.

Noah a très envie d’avoir un enfant. Je partage son désir mais j’ai très peur de ce qui nous attend, je ne veux pas le décevoir. D’après les médecins ma maladie ne m’empêche pas d’être enceinte mais je dois être en période d’accalmie pour pouvoir y penser sérieusement. Mon traitement actuel est compatible avec une future grossesse, et je n’ai pas eu de poussées depuis plus d’un an. La rectocolite n’est pas héréditaire mais il existe une prédisposition génétique à celle-ci. On la retrouve plus chez les apparentés d’un malade qu’au sein de la population. Ce constat me fait froid dans le dos mais si je m’attarde trop sur ces statistiques je n’avancerai pas. Je ne prends plus la pilule depuis déjà un an et demi, et cette attente se fait longue mais ma gynécologue me dit d’être patiente.

Autour de nous, de nombreux couples ont récemment eu des enfants. Je suis devenue marraine à deux reprises et, même si cela me fait énormément de bien, c’est aussi très difficile à vivre. Je commence à envier tout le monde et penser que la roue ne tournera jamais en notre faveur.

Au fil des années, je me rends compte que mon regard face à l’avenir et aux risques a beaucoup changé. Ma vie se conjugue autour du prévisible mais également du hasard et de ce qui me dépasse.

J’ai gardé une petite part d’insouciance et je me sens forte à présent. Je sais que je prends les dispositions nécessaires pour que ma maladie ne prenne pas d’avance sur notre combat et qu’avec Noah nous puissions réaliser notre rêve de parentalité.

Il fait tout pour que je puisse vivre cette difficile période d’attente de manière positive et surtout que je pense à autre chose. Je multiplie les activités et me concentre sur les préparatifs de notre mariage.

Nous sommes le premier jour de l’hiver. Je n’ai pas envie de me lever et d’affronter le froid glacial mais j’ai rendez-vous avec notre traiteur. J’ai, une fois de plus, une sensation étrange dans mon ventre. Je me dirige vers les toilettes et, après avoir fini ce que j’avais à faire, cours à toute allure dans la chambre pour réveiller Noah. Je ne peux pas garder ça plus longtemps pour moi.

Après tant d’années de vie commune, il me connaît bien et sait qu’il s’agit là d’une situation urgente. Il est suspendu à mes lèvres et s’attend certainement à s’emparer des clefs de la voiture pour partir à l’hôpital. Je le rassure immédiatement en lui disant qu’il a les bons réflexes mais que ce n’est pas pour tout de suite. Je lui tends délicatement le test de grossesse que j’ai dans la main et lui dis d’une voix émue :

« Tiens, regarde ce que j’ai dans le ventre. »

Eléonore Bonnot

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